Au premier regard, c’est juste une partie de cartes. Mais plus on regarde Le Tricheur à l’as de carreau, plus quelque chose dérange. Les regards, la lumière, l’ambiance… tout semble cacher autre chose. Et on se surprend à chercher un sens, sans vraiment le trouver.
1. Le Tricheur au cœur du mystère
S'il fallait démontrer que les plus profonds mystères se dérobent presque toujours derrière le masque de la banalité, aucun tableau ne serait plus approprié que le tricheur à l'as de carreaux de Georges de Latour. Tant l'énigme dans cette scène des plus communes semble évidente au premier regard, avant que l'esprit ne s'avise d'en offrir une explication plus rationnelle. Une fausse leçon de morale.
2. La Scène : Triche et séduction
Que voyons-nous donc ici ? Un singulier quatuor, deux hommes et deux femmes, s'est réuni autour d'une table, support d'une partie de cartes dont les petits tas de pièces d'or disent assez l'enjeu. Sur la gauche, le premier joueur s'empare d'une carte cachée, cette as de carreaux qui a donné son nom au tableau. Debout, à ses côtés, une jeune servante coiffée d'un splendide turban à aigrettes de couleur topaz, manie une flasque d'une main et propose de l'autre le verre qu'elle vient de remplir.
3. Tentation : Leçon de morale et illusions
Assise à la table, offerte en pleine lumière au regard du spectateur, une seconde femme, plus complaisamment décolletée encore que la jeune servante, porte un curieux couvre-chef aux plumes bouffantes. À ses oreilles, deux perles en pendentif, autour de son cou des perles également, mais en collier. Sur la droite, enfin, un tout jeune homme, vêtu à la dernière mode, ne semble guère prêter une grande attention aux cartes qui viennent de lui être distribuées.
Du vin de qualité, deux femmes aux attraits aimablement dévoilées, des cartes dont la distribution hasardeuse provoquera indifféremment ruines et fortunes. La leçon est des plus claires. Jeunes âmes naïves, défiez-vous des tentations de la chair, de l'attrait du gain facile, des dangereuses illusions dispensées par l'excès de boissons.
4. Lecture symbolique : Triche et parabole
Une telle interprétation, qui renvoie à la parabole évangélique du fils prodigue, est loin d'épuiser le sens profond de l'œuvre. L'époque de l'artiste, étant particulièrement riche en tableaux et gravures qui cherchaient de glorifier la morale et de stigmatiser le péché, n'offre au spectateur que de navrantes platitudes. Ici, le vrai mystère tient à la nature même de l'œuvre.
5. Lumière : Entre révélation et mystification
Les ténèbres du fond, la position contrainte des personnages à l'intérieur du cadre, la stupéfiante simplification des volumes, le ténébreux manège des regards. Tout participe de cette sorte d'insoluble charade. Dépassant la seule chronique d'une tricherie éphémère, la scène laisse au spectateur la troublante sensation qu'un message lui est transmis dont il ne parvient pas à saisir la signification.
Une lumière révélatrice. Omniprésente, cultivant les reflets les plus déroutants, la lumière joue ici un rôle capital. Effaçant ainsi tous les effets de modelé sur le visage de la maîtresse, femme placée en position centrale, elle endurcit et enfige les traits tout en signalant effrontément la naissance de la lourde poitrine immaculée aux regards éventuels du jeune nid-go.
6. Contraste : Beauté, triche et composition
À titre de comparaison, on observe que la jeune servante pourrait présenter les mêmes attraits si la douceur des ombres portées ne s'avisait judicieusement de les éclipser. Plus significativement encore, le dos du tricheur, écran de sa forfaiture, reçoit l'éclatant effet d'une source lumineuse placée en retrait de la scène. Le contraste, enfin, reste saisissant entre la sagesse ordonnée des scintillements animant la chevelure de l'adolescent Bernay et le désordre lumineux signalant les cheveux ébouriffés de son partenaire.
7. Triche et esthétique : Beauté froide et menaçante
Probablement n'y a-t-il pas ici de plus troublant secret que celui d'une lumière fluctuante qui, animant des plans d'une impeccable netteté, se soucie bien moins de réalisme trivial que d'éloquence dramatique. Une froide et inquiétante beauté Comment ne pas être troublé par l'inquiétante beauté de la femme centrale, par l'opulence de ses formes mises à nu, par la généreuse échancrure du corps sage, par l'aristocratique finesse de ses mains ignorantes du travail manuel. Mais c'est avant tout le parfait ovale de son visage qui ne laisse pas de frapper, surtout si l'on fait abstraction de la haute coiffure qui la prolonge vers le fond obscur de la composition.
8. Duperie : Le piège tendu au jeune joueur
Dans ce cadre schématique, la masseur des lèvres, la rectitude du nez, la légère protubérance des yeux et le lustre de la coiffure ne laissent au trait d'autre expression que celle d'une froide et dure détermination où le sentiment n'aguerre place. Malheur au tricheur s'il manque son affaire. Une jeunesse passagèrement dévoyée À l'extrême droite du tableau, le jouvenceau de bonne famille auquel semble échapper la logique d'une scène qu'il comprendra trop tard, se signale par l'apparat de sa vêture.
9. Victime : L'insouciance du jeune homme riche
Est-ce parce que ses partenaires s'apprêtent à le plumer que le peintre a garni sa toque d'une si curieuse décoration ? Toujours est-il que la victime de cette petite escroquerie ne saurait trop émouvoir. Dénoncée par le voulouté de ses joues encore épargnées par le rasoir, sa grande jeunesse ne l'empêche nullement de disposer d'une fortune matérielle. En témoigne, son pourpoint brodé de fils d'or et d'argent, ses rubans, sa coiffure savamment ondulée, les pièces d'or négligeablement déposées sur la table devant lui et surtout l'insouciance avec laquelle il les met en jeu dans un cadre pas nécessairement recommandable.
10. Tricheur : Un personnage solitaire et tragique
La solitude du tricheur Front plissé, regard tendu, lèvres serrées, tête tournée, le tricheur est le seul des quatre joueurs dont le visage bénéficie de l'abri d'une ombre protectrice, le seul aussi dont les traits expriment autre chose qu'une indifférence feinte ou réelle. Seul enfin à prendre le risque d'une duperie qui, au regard des mœurs du temps, peut lui coûter très cher si elle vient à être découverte. Il sait bien, à l'instant, de saisir la carte dissimulée dans sa ceinture, qu'il joue sa liberté et peut-être son existence dans un escamotage sans doute exigé par une impérieuse nécessité.
11. Regards : Un jeu visuel sans issue
Probablement doit-on à cette particularité dramatique ce surcroît d'humanité qui, sous le regard du peintre comme dans celui du spectateur, le distingue et l'isole des trois autres protagonistes de la scène. L'impossible permutation des regards Peut-être la clé de l'étrange malaise qui signale cette scène banale est elle à découvrir dans l'énigmatique jeu croisé de ces regards qui ne parviennent pas à se rencontrer. Dès le XIVe siècle, certes, Giotto mettait en scène des personnages évitant tout échange direct du regard, procédé systématiquement repris durant tout le Quattrocento, notamment chez Piero della Francesca.
12. Triche et complicité silencieuse
Mais ici, la connotation psychologique est bien plus déterminante. Que fixent donc nos quatre protagonistes ? Le tricheur ne cherche pas tant à cacher sa triche au spectateur qu’à le rendre complice, comme s’il l’invitait à fermer les yeux. Pour sa part, la servante dirige sa prunelle vers un témoin qui se trouverait en retrait de ce même spectateur.
La femme, quant à elle, regarde peut-être la servante occupée à la servir, mais plutôt pour lui transmettre un indéchiffrable message que pour l'examiner. Enfin, les yeux du jeune beunet sont trop dissimulés par la chute des paupières pour qu'il soit possible de déterminer avec certitude ce qu'ils inspectent.