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La Grande Odalisque de Ingres : Beauté, Controverse et Génie Classique au XIXe Siècle

Aucune autre toile ne révèle aussi brillamment ce paradoxe propre à la peinture : celui de mentir pour mieux dire la vérité .N'est-ce pas pour avoir privilégié les lois de la peinture par rapport à celles de la nature que l'artiste est ici parvenu à la perfection de l'illusion naturaliste ? Aux yeux du spectateur, il n'est d'autre mystère à cette œuvre que celui de son évidence. Une évidence qui, là est tout le paradoxe, ne s'impose pas en dépit des invraisemblances de la vision.


La Grande Odalisque de Ingres : Beauté, Controverse et Génie Classique au XIXe Siècle
 La Grande Odalisque de Ingres : Beauté, Controverse et Génie Classique au XIXe Siècle

Une anatomie idéalisée et assumée

Et paradoxalement, c’est grâce à ces invraisemblances que la toile nous frappe autant. Elles font naître, presque malgré elles, des sensations aussi fines que la grâce ou le sentiment d’un certain raffinement social. Ingres, lui, ne compte que sur le pouvoir de son trait, sur la pure maîtrise du dessin, pour donner vie à l’indicible, spéculant avant tout sur la ligne pour dire l'indicible et visualiser l'invisible. Dessinateur hors pair, l'artiste est trop au fait de toutes les règles académiques pour ignorer le moindre détail de la science anatomique, notamment féminine. C'est donc par l'exercice d'une spéculation purement intellectuelle qu'il conçoit ici une figure idéale, puisée au seul levier de son imagination.


La preuve la plus évidente en est donnée par les croquis préparatoires de l’œuvre, qui convaincront ceux qui défendent une reproduction fidèle de la nature. C'est seulement au moment de passer de l'esquisse à l'œuvre que l'habile praticien cède la place au créateur de génie. Soudain, la ligne s'allonge et s'assouplit.


 La controverse autour des déformations du corps

La lumière se met à vibrer sur une chair de porcelaine. La pose de la belle allongée se déforme. Reine ou esclave ? C'est pour faire pendant à un autre tableau du peintre, La Dormeuse de Naples, que Caroline, épouse de Murat et sœur de Napoléon, a passé commande de la Grande Odalisque à Ingres en 1813.


L'achèvement du tableau, coïncident avec la chute de l'Empire en 1814, l'artiste n'en touchera jamais le préfixé, mais la présentera au salon du 1819 et sera surpris par l'animosité d'une critique outrée par ce qu'elle découvre d'incorrections dans le traitement anatomique de la belle esclave. Étirement dorsal dû à l'excès de vertèbres, allongement excessif du bras droit, hypertrophie du bassin, dessin erroné de la jambe gauche, du sein droit, etc. Rien n'échappe à l'œil des censeurs.


 Une sensualité énigmatique et mélancolique

Sinon, la splendeur de l'œuvre. Un détail, pourtant, aurait dû retenir leur attention. Ce port de reine, ce regard aristocratique, cette délicatesse princière.


C'est à une simple esclave, à l'humble servante des concubines du sultan, que le peintre qui n'a jamais voyagé en Orient les a offerts, démontrant de la sorte que le véritable sujet d'une œuvre se dissimule toujours derrière son apparence. Une mathématique improbable. Dans l'immensité des commentaires consacrés aux chefs-d'œuvre d'injures, rien de plus réjouissant, de plus divertissant, que les querelles d'experts relativement à la quantité de vertèbres surnuméraires.


Certains en trouvant trois, d'autres quatre ou cinq, les plus prudents se réservant d'en dénombrer plusieurs. Combien dérisoire parait cette prospection diligente au regard de l'effet produit par cette mystification visuelle ? C’est justement en allongeant délibérément ces lignes, en suivant leur mouvement sinueux, que le grand peintre transforme son odalisque en un miroir de troubles profonds, des troubles difficiles à nommer, mais dont le spectateur ressent de façon presque physique l'insondable profondeur. Qui ne reconnaîtrait ici que la torsion du cou, l'incommodité de la pose ou l'apparente distorsion du sein droit, participe directement d'un envoûtement qui fait fi des tristes impasses de l'imitation servile.


Une mélancolie résignée. Bien que tournant le dos au spectateur, l'impassible odalisque fixe paisiblement ce dernier, sans passion, sans pudeur, sans émoi. Tout, dans son merveilleux visage, aux traits durement contrastés par la lumière, dit sa parfaite indifférence à l'égard des regards dont elle est la cible.


Le tableau offre ainsi la vision érotique d'une femme soumise corps et âme à un seigneur et maître, mais sans éveiller dans ce visage supérieurement phlegmatique la moindre trace d'intérêt réciproque. Au bout d'un bras démesurément allongé, la main droite de l'énigmatique courtisane tient en effet mollement un chasse-mouche qui distrait le regard aussi opportunément que le drap froissé dissimulant aux yeux de nos vertueux censeurs ce qu'ils auraient peut-être été tentés de lorgner. Là est la grande habileté d'un artiste qui connaît la puissance de la suggestion et méprise tout ce qui échappe à ce que lui-même nommera la vérité, la vérité qui est de tous les temps.


Ingres et Delacroix : deux visions opposées de la peinture

À la partie droite de sa composition, Ingres a réservé le soin d'affermir le caractère exotique de la vision. Ainsi, les plis soyeux de la riche tenture, le narguilé et les luxueux mobiliers renvoient-ils en les associant dans toute leur rutilante fantasmagorie aux attributs mettant en valeur la somptueuse académie du modèle, le turban dont est coiffée sa tête, son chasse-mouche à plumes de paon, ainsi que ses bijoux et autres pierres précieuses qui, entretenant le rêve, dissimulent si peu sa radieuse nudité. Ingres contre Delacroix Pour Ingres, l'essentiel est de rester fidèle à un certain nombre de principes acquis auprès de David.


Exactitude archéologique du détail, thématique et privilégiant le Moyen- âge et l'Antiquité, classicisme d'une composition animée par les arabesques du dessin. Le but suprême demeure l'expression par le style. Quitte à ne pas reculer devant la déformation, à l'image de ses vertèbres supplémentaires chargées de souligner la passivité passive de l'odalisque.


Les jeux subtils de la lumière, la douceur des formes et l’aspect presque artificiel de la palette de couleurs sont autant d'éléments qui révèlent la rigueur esthétique d'Ingres. Cela place son art aux antipodes de celui de Delacroix. Au-delà des simples querelles d'homme, c'est tout le dessin de la peinture du XIXe siècle qui sera joué dans cet affrontement. Aux gens du monde, M. Ingres s'imposait par un empathique amour de l'Antiquité et de la Tradition.


Aux excentriques, aux blasés, à mille esprits délicats toujours en quête de nouveautés amères, il plaisait par la bizarrerie Charles Baudelaire.



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